Lecture vivante - Les peintres et les sculpeurs écrivent - Alberto Giacometti

Cycle de lectures vivantes "Les peintres et les sculpeurs écrivent" - Alberto Giacometti

Mais la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute ma conception de l'espace et qui m'a mis définitivement dans la voie où je suis maintenant, je l'ai reçu à la même époque, en 1945, dans un cinéma. Je regardais les actualités. Brusquement, au lieu de voir des figures, des gens qui se mouvaient dans un espace à trois dimensions, j'ai vu des taches sur une toile plate. Je n'y croyais plus. J'ai regardé mon voisin.

C'était fantastique ! par contraste, il prenait une profondeur énorme ! J'avais tout d'un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous et qu'on ne remarque pas, parce qu'on y est habitué.

Je suis sorti. J'ai découvert un boulevard Montparnasse inconnu, onirique. Tout était autre.La profondeur métamorphosait les gens, les arbres, les objets.

Il y avait un silence extraordinaire - presque angoissant. Car le sentiment de la profondeur engendre le silence, noie les objets dans le silence.

C'est ce jour-là que j'ai compris que la photo ou le cinéma ne rendaient rien de ce qui est vraiment la réalité et surtout de la troisième dimension, l'espace. J'ai compris que ma vision du monde était aux antipodes de la prétendue objectivité du cinéma et qu'il fallait tenter de peindre cette profondeur que je sentais si fort.

Du même coup, il y a eu revalorisation totale de la réalité à mes yeux. Elle est devenue passionnante, inconnue, merveilleuse. Aussi belle que le plus beau conte des Mille et Une Nuits.